paysage endormi
2024
Photographies de la résidence de création 2024 « paysage endormi / 02 »
Vendredi 22 mars
C’est la nuit. Il pleut à verse. Les restanques sont bombées comme des barriques. Elles grincent, elles suintent. Elles peinent à retenir la colline, qui est déjà gorgée à mort, et qui continue de gonfler, qui pousse encore. Et la montagne, derrière, qui pousse aussi, qui fait pression sur le tout, comme une sourde. Un pan de mur éclate. Puis deux, puis trois, la glaise se met à fuir de partout. Une glaise rouge, vive, boueuse, qui se répand sur le chemin. Des flashs de lumière saisissent le ciel. On s’aperçoit que la glaise charrie des pierres, des œufs, des bêtes, des gens auxquels on n’avait jamais pensé, mais qui visiblement étaient là, dans la terre. C’est sans fin, toute la colline est en train de se déliter. Les pins, les chênes perdent prise et se renversent les uns après les autres. Leurs énormes racines palpitent dans l’air. La maison, la Chapelle de Saint-Joseph, la Vierge, toutes les constructions se renversent. Elles sont couchées sur le flanc et se laissent glisser dans la vallée. Un éclair traverse le ciel. Il le traverse avec une lenteur infinie. On dirait qu’il le retient. Il n’y a plus de coulée de boue, plus de colline, plus de montagne, il n’y plus que cet arc électrique qui irradie la nuit mauve. C’est une véritable attraction, les gens viennent de loin, ils ont pris la voiture, ils ont mis des lunettes de soleil. Il y a des collectionneurs, des critiques, je me dis bon au moins ils ont fait le déplacement. Mais l’éclair commence à pâlir. Et la foule continue d’affluer. J’ai l’impression d’avoir déjà vécu ce moment. Tu me prends par la main. Tu me dis quelque chose que je ne comprends pas littéralement mais dont je devine le sens : tout bouge, et rien n’est immuable. Tu me dis de ne pas avoir peur, de ne pas avoir honte. Tu me dis qu’il n’y a rien à effacer, rien à cacher. Il n’y a qu’une seule histoire qui s’écrit, et il y a longtemps qu’elle a commencé de s’écrire. Dès l’instant où tu es venu ici, elle s’écrivait, sous les petits cailloux. Nous parlons beaucoup, nous n’arrêtons pas de parler, et plutôt que de nous épuiser, c’est comme de se ressourcer.
Je me réveille avec la lumière du soleil. La rumeur de l’A8, au loin, et les premiers oiseaux. Je reste un moment devant le miroir. Je me trouve un peu moins vieux. Dans la cuisine le café est en train de couler. Je ne suis pas le premier. Paul est dehors enveloppé dans un drap, il noircit ses petits carnets. Pierre est déjà remonté dans sa chambre. Anne, je suppose, a les mains dans la terre. Je sors sur la terrasse, l’air est frais. Les brumes n’ont pas fini de se dissiper. Elles y vont très lentement, comme un dernier bras de mer, au creux de la vallée. Je me rappelle l’analogie de Walter Benjamin sur la mer et le subconscient : lorsqu’ils se retirent, les rêves laissent sur le sable des coquillages… Penser à lire ce livre. Je me rends compte que je parle tout haut. Est-ce que Pali a laissé tourner ses micros ? Une porte s’ouvre. Chen-Kang sort de la cuisine avec du papier de soie. Il prend le chemin de son atelier. À l’autre bout apparaît Clémentine. Elle rentre à la maison, son caméscope à la main. Certains de ces artistes avaient peu de chance de se côtoyer un jour. Il y a pourtant quelque chose qui les lie, quand ils vont et viennent dans la colline. Une attention particulière, portée à un phénomène qui m’échappe, mais qui demeure présent, parmi nous. Je me dis qu’ils veillent là-dessus, sur ce présent. Dans deux semaines, il s’agira de l’ouvrir. Aujourd’hui, nous sommes à mi-chemin.
Romain Pierre, curateur.
Artistes : Pierre Ducrozet, Paul Gaillard, Anne Larouzé, Pali Meursault (en partenariat avec LABgamerz), Clémentine Schmidt, Chen-Kang Wang (en partenariat avec l’ESAAix).
Curation Romain Pierre assisté de Fanny Perreau.